La recharge sous le prisme des usages

Comprendre le marché de la recharge des véhicules électriques - Chapitre 2/4

Auteur : Franck MARTIN

6/2/2025

Cette analyse se déploie en 4 articles complémentaires. A l'issue de la lecture des 4 volets, vous aurez les clés pour mieux comprendre le marché complexe de la recharge des véhicules électriques.

Préambule

Ces articles feront référence aux véhicules légers non-utilitaires : la voiture. La recharge d’autres types de véhicules comme les camions (porteurs ou semi-remorques), les engins de chantier, les avions ou les bateaux étant spécifique, elle nécessite d'être approfondie séparément.

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#1 L'ENERGIE : suivons le chemin de l’électron et observons les singularités de la recharge des véhicules

#2 LES USAGES : quels sont les segments de marché et comment ils impactent la recharge

#3 LES SERVICES : quels sont les acteurs qui rendent possible la recharge sur les différents segments de marché

#4 LE MATERIEL : et enfin le matériel, car la borne de charge se situe à bien des égards au centre de la problématique

2. La recharge sous le prisme des usages et des segments de marché

Vous le savez surement : la batterie est une pièce technique chère, car elle est faite aujourd’hui d’une quantité importante de matériaux rares, que nous n’avions pas l’habitude de consommer en si grande quantité. De plus, pour un véhicule électrique, elle est lourde et encombrante. En conséquence : les constructeurs limitent la capacité des batteries, et ainsi l’autonomie en kilomètres que nous procure les véhicules électriques actuels reste plus faible qu’avec un réservoir plein d’essence.

Cette limitation actuelle – en passe d’être surmontée – nous force collectivement à multiplier les points de charge disponibles un peu partout sur le territoire, afin que l’usager ait l’assurance de toujours disposer de solutions de proximité. Cette dissémination des points de charge génère une diversité de contextes auxquels nous ne sommes pas habitués avec le carburant fossile.

Pour faire le plein d’essence, il n’y a qu’une seule solution : se rendre en station-service. Mais pour faire le plein de sa batterie, il y a plusieurs solutions, avec des usages bien différents.

a. La traditionnelle station-service

Ces stations de recharge rapide représentent un investissement financier important pour les opérateurs. En effet les bornes de charge sont coûteuses, principalement en raison des modules de conversion de puissance AC-DC qu’elles embarquent. Pour donner un ordre de grandeur : une station de charge équipée de 10 points de charge haute puissance coûte – en dehors du terrain et de la maintenance – environ 1 000 000 €, les bornes représentant à elles seules la moitié de ce coût.

Afin d’amortir cet investissement, le prix de l’énergie est nécessairement plus cher que sur des stations à charge lente. En 2024, il était pour l’usager autour de 0,60€/kWh, et a connu des pics autour d’1€/kWh en 2022. A titre de comparaison le kWh réglementé (donc le coût à la maison) a fluctué entre 0,20€ et 0,25€ sur la période 2022 – 2025. Sur le temps long on a donc un facteur 2 à 5 entre le coût du kWh à la maison et en station de charge rapide.

Nous ne sommes pas habitués à un tel écart avec le carburant traditionnel : bien que celui-ci varie dans le temps, les écarts entre le moins cher et le plus cher à une date donnée ne dépassent pas 20%. L’écart de cout très significatif dans la recharge a évidemment un impact sur les comportements des usagers : ceux-ci vont limiter autant que faire se peut les charges dans ces stations. Ainsi, on estime à 15% la part de l’électricité distribuée en charge rapide sur le volume total d’énergie consommé pour la mobilité électrique des véhicules légers.

En résumé :

  • Ces stations de charge permettent un plein assez rapide en adéquation avec les trajets long

  • Elles couvrent maintenant suffisamment le territoire pour traverser la France en tous sens sans angoisse

  • Le prix de la recharge sera beaucoup plus élevé qu'ailleurs, en comparaison des écarts de prix sur le carburant traditionnel

A partir de 2020 le déploiement s’est accéléré et l’intégralité des stations-services d’autoroute sont aujourd’hui équipées d’un nombre important de bornes de charge rapide, ou haute puissance, souvent une dizaine de points de charge.

Dans tous les pays ayant une volonté politique de promouvoir la mobilité électrique (Europe du nord-ouest), les pouvoirs publics ont incité les concessionnaires d’autoroutes à équiper les stations-services de bornes de charge, ce qui s’est fait en plusieurs étapes.

En France, vous avez pu observer dans les années 2015 – 2020 des bornes de charge assez isolées sur ces stations. On était dans une phase de déploiement « a minima ».

Station Izivia Corri-Door en 2020

Ces bornes de charge – bien que ne permettant pas « un plein » aussi rapide qu’un plein de carburant – assurent néanmoins une charge complète durant une pause moyenne de plusieurs dizaines de minutes. Il est ainsi possible de traverser la France aujourd’hui sans difficulté, en effectuant une pause de 30 minutes toutes les 2 à 3 heures de conduite, ce qui est correspond à la pause-café recommandée par la sécurité routière.

Station Ionity en 2024

b. La charge en voirie

Le déploiement des bornes de charge dans l'espace public, bien que soutenu par les pouvoirs publics à l'instar des stations-services autoroutières, s'inscrit dans un contexte très différent. Ce sont principalement les collectivités territoriales, souvent via les syndicats d’énergies et les grandes agglomérations, qui financent ces infrastructures.

Par ailleurs l’usage est tout autre qu’en station-service : en voirie il y a bien souvent un cumul des services de charge et de stationnement. Et dans la plupart des cas le stationnement est présenté - ou vécu - comme gratuit, l’usager ne payant que le service de charge.

L’investissement étant porté par les pouvoirs publics, la notion de service est réduite au stricte nécessaire : l’idée n’est pas, en général, de vous proposer une charge particulièrement rapide, mais plutôt de disséminer au mieux sur le territoire un maximum de points de charge pour que la plus grande partie des administrés puissent en bénéficier.

Station à Paris opérée par TotalEnergies

Ainsi on a essentiellement des bornes de faible puissance, c’est-à-dire sans convertisseur AC-DC intégré, donc de la charge lente, et une tarification du kWh en conséquence, à mi-chemin entre le prix du kWh à la maison et celui des stations rapides.

Les institutions publiques déploient néanmoins quelques chargeurs de puissance intermédiaire sur quelques lieux stratégiques, mais la puissance de charge reste toujours inférieure aux stations rapides.

Dans ce contexte de charge lente, les tickets de sessions de charge sont particulièrement bas : ils dépassent rarement 10 euros. Par exemple : pour une charge de 2h avec une Peugeot e-208 standard, à un tarif voirie de 0,40€/kWh, le ticket sera à 6€.

Le faible revenu généré par ticket, couplé à un volume limité de transactions, rend l'installation de terminaux de paiement sur chaque borne de charge peu rentable, pour ne pas dire impossible à amortir (en raison du coût élevé des terminaux de paiement, et des frais bancaires importants). Ce marché est historiquement incompatible économiquement avec les terminaux de paiement.

Pour contourner ce problème, l’ensemble de l’industrie de la recharge s’est développé depuis ses origines avec un système de badges de mobilité. Historiquement, chaque entité déployant des bornes de charge en voirie mettait à disposition de ses usagers des badges RFID (même technologie que les étiquettes de vêtement ou les badges d’entreprise, de cantine, de piscine ou de bibliothèque…)

Badge proposé par le fabricant Hager

Chaque badge était associé à un compte bancaire d’usager, et à chaque contrôle de badge avant session de charge, la session était automatiquement associée à l’usager. Ce dernier était ensuite débité régulièrement (… mensuellement) par prélèvements donc sans frais bancaire. Ce mécanisme, bien moins cher que les terminaux de paiement a permis le fonctionnement des transactions pendant des années… et cela fonctionne toujours (très bien) aujourd’hui !

Cet usage est assez surprenant quand on n’en connait pas les raisons, car la carte bleue s’est emparée de l’ensemble du paiement aujourd’hui, mais il a sa raison d’être et va perdurer encore un temps grâce à son efficacité économique.

Ce concept de badge de mobilité a par ailleurs structuré l’écosystème des services de charge, développé au chapitre « 3. Les services ».

En résumé :

  • Les infrastructures de recharge déployées en voirie utilisent des bornes AC, car peu chères

  • Le prix de l'énergie est à mi chemin entre le prix à la maison et en station rapide

  • Le badge RFID a permis le développement d'un système de paiement peu onéreux pour toute la filière et pour l'usager, en s'affranchissant de la CB

c. La charge en entreprise

Le besoin de recharge en entreprise est moins monolithique qu’en station-service ou en voirie : alors que les premiers besoins en recharge ont souvent concerné les véhicules d’entreprises (commerciaux, véhicules de pool), en particulier pour des véhicules avec de petites batteries, voire des hybrides rechargeables (batteries encore plus petites), le besoin s’est rapidement élargi aux véhicules personnels des employés, de la direction, de certains livreurs ou taxis, etc.

Pour le premier usage (commerciaux, flotte) les bornes de charge peuvent être en libre accès et sans nécessité de facturer. En revanche pour les besoins personnels de ses employés (véhicules personnels) ou des visiteurs, les entreprises ne souhaitent pas forcément assumer le coût de la recharge, d'autant que celui-ci tend à augmenter. Il devient alors nécessaire de contrôler l’accès et de facturer le service à un prix juste.

Ainsi sur ces stations il peut être nécessaire de disposer d’un ensemble de solutions assez variées pour contrôler l’accès et facturer :

  • Pour les véhicules n’appartenant pas à la société :

    • Badge de mobilité (voir chapitre précédent sur le segment de marché de la recharge en voirie)

    • Carte bleue & terminal de paiement

    • Système de paiement en ligne avec usage de QR code sur la borne

  • Pour les véhicules appartenant à la société : Badge RFID « privé »

Une autre solution peut consister à séparer en plusieurs zones de recharge :

  • Certaines zones étant ouvertes à la recharge sans restriction mais l’accès à ces zones est restreint

  • D’autres zones avec contrôle d’accès et moyens de paiement associés

En synthèse on peut qualifier les stations de charges des parkings d’entreprises comme hybrides public/privé, au regard des besoins assez larges en termes d’accès et de paiement. Quant au niveau des puissances de charge on est en général plus restreint : plutôt sur des bornes de charge lente, sans conversion de puissance AC-DC intégrée, même si rien n'interdit la charge DC plus rapide.

d. La charge en parking de supermarché

L’adoption inéluctable du véhicule électrique, associée maintenant à une part importante du parc automobile, font que la recharge devient aujourd’hui un service différenciant pour les commerçants, et demain un « must-have ». Dans l’histoire longue de la recharge, nous sommes actuellement dans une phase intense d’installation d’infrastructures pour les centres commerciaux et les grandes enseignes de distribution.

Et comme en entreprise, les besoins et usages sont divers :

  • Ici chacun doit être facturé, il est essentiel de proposer l’ensemble des solutions de paiements à l’usager

  • Mais se contenter de la charge lente ne suffirait pas : en effet pour satisfaire les usagers en charge lente, il faut rester brancher au moins 2 ou 3h, voire plus. Dans le contexte des centres commerciaux, cela va répondre aux usagers qui font plusieurs magasins, qui vont flâner, ou les employés. En revanche pour les pressés ou ceux faisant une course d’à-point, ils ne vont pas « perdre leur temps » à brancher et débrancher leur véhicule pour ne se recharger que de 2 ou 3kW, c’est-à-dire 1€ de facture. Pour ce type de client il faut de la charge rapide, voire très rapide, quitte à payer plus cher le kWh

Ce contexte est donc propice aux stations de charge sur lesquelles on va trouver toute la palette de puissances disponibles :

  • Parfois la très haute puissance allant jusqu’à 400kW aujourd’hui, mais plus généralement 150 ou 200kW

  • La puissance moyenne autour de 50kW

  • Et la charge lente sans convertisseur AC-DC intégré : de 7 à 22kW

Station Carrefour opérée par Allego, il y a ici des bornes AC 22kW, et DC 150kW

En général, on retrouve alors 2 prix (parfois 3) :

  • Un prix « charge AC » ou charge lente (moins de 50kW), autour de 0,30€/kWh

  • Un prix « charge DC » ou charge rapide (50kW ou plus), autour de 0,45€/kWh

Prix constatés en mai 2025. Le prix fluctuant régulièrement, mais l’écart entre les 2 prix restant plutôt stable dans le temps entre 0,10 et 0,20€/kWh

En résumé :

  • Une grande diversité dans les puissances proposées

  • Et une adaptation du prix du kWh à la puissance

  • Afin de proposer un service juste aux gens pressés / ou non

e. La charge à la maison

La charge à la maison est possible sans borne de charge.

En pratique, c’est assez faux : bien qu’on puisse brancher sa voiture à une prise domestique, le câble qui relie dans ce cas le véhicule à la prise est en réalité équipé d’une électronique, qui n’est autre qu’une mini borne de charge.

Cela fonctionne néanmoins très bien, à condition d’en accepter la limitation de puissance : 2,3 à 3,7kW maximum. C’est acceptable pour certains, d’autres pas : cela peut nécessiter 20h ou plus pour recharger complètement son véhicule. Pour une part importante des usagers, c’est un back-up, de l’à-point.

Cable de charge pour prise domestique

Pour les usagers ayant besoin de charger plus vite, il existe principalement 3 niveaux de puissance :

  • 7,4kW

  • 11kW

  • 22kW

Les écarts de prix entre ces 3 puissance sont en général – au sein d’une même marque de bornes – assez faibles. Les clients non-avertis pourraient être tentés de prendre la plus puissante, étant donné le faible écart avec les 2 autres. Mais il y a un autre enjeu, qui a été expliqué au 1er chapitre sous le prisme de l’énergie : à ces niveaux de puissance, il faut souvent « revoir » l’infrastructure électrique du bâtiment dans lequel la borne est installée.

Concrètement, en France, les usagers souscrivent en général un abonnement au fournisseur d’électricité pour leur maison de l’ordre de 9kW ou 12kW (on parle souvent ici plutôt en « kVA », mais ici considérons que kVA = kW). On peut monter plus haut, le maximum normal étant 36kW.

Pour saisir l’impact de la borne sur l’installation électrique de votre maison : en dehors des cas de pompe à chaleur ou de piscine, le plus gros consommateur électrique normal d’une maison est la plaque de cuisson à induction, et fait entre 5 et 7kW.

L’ajout d’une borne vient donc modifier le dimensionnement énergétique : il ne s’agit donc pas simplement d’ajouter un disjoncteur, il faut reprendre le tableau électrique, « tirer » des câbles dédiés entre le tableau et la borne, et définir une nouvelle puissance électrique avec le fournisseur d’énergie.

Il faut savoir qu’à partir de 15kW, il est obligatoire de passer son installation électrique en triphasé. Or, en prenant une maison à 9kW et en ajoutant une « petite borne » à 7,4kW, on voit bien que l’on bascule dans le monde triphasé immédiatement.

Sans entrer dans le détail technique ici : les ingénieurs ont développés un système maintenant assez répandu « d’équilibrage de charge » permettant de charger au plus fort lorsque la maison consomme peu, et limiter la puissance de charge lorsque la maison consomme beaucoup, évitant ainsi la disjonction évidemment, mais surtout en restant sur un abonnement monophasé. Concrètement avec ce système on peut mettre une borne de charge de 7,4kW dans une maison historiquement à 9kW et dont on passe la souscription électrique à 12kW (donc en restant monophasé) après installation de la borne.

Si cette problématique d’adaptation de l’installation électrique à la puissance de la ou des bornes de charge est commune à tous les marchés de la recharge, il est quand même bien spécifique avec des outils adaptés dans le cadre de la charge à la maison (puissance de site et de borne faibles)

En résumé :

  • On peut se charger à la maison sans borne, mais à puissance réduite

  • On a rarement besoin d'une borne 22kW à la maison, souvent la 7 ou la 11kW suffit

  • Il existe une solution d'équilibrage de charge avec la maison, permettant le limiter l'impact sur l'infrastructure électrique à mettre en place

f. Autres segments

Plus le marché va se densifier, plus l’importance d’autres segments va émerger. On peut en citer au moins 3 :

  • La charge en « parking publics » : le cas peut se rapprocher des parkings de supermarché parfois, mais il englobe aussi les parkings de gare, d’aéroport, etc sur lesquels on est presque exclusivement sur de la charge longue durée, avec un nombre de points de charge potentiellement très importants (peut dépasser parfois 100 points de charge)

  • La charge en copropriété : ce segment n’est absolument pas anecdotique, mais les difficultés auxquels il fait fasse l’ont rendu peu dynamique jusqu’à présent, avec peu d’acteurs crédibles. Mais il s’accélère actuellement

  • La charge ouverte à la maison : c’est-à-dire proposer à des voisins ou des gens de passage l’utilisation (rémunérée) de votre borne de charge

En synthèse de ce chapitre sur les segments de marché, on peut dire que chaque segment va générer des besoins d’usage, de service ou sur le matériel qui lui sont spécifiques. Et par la réciproque, on ne peut comprendre les subtilités de ces services et solutions que si on a fait le tour des usages de ces segments.

Je vous propose, dans le chapitre qui suit, de nous intéresser aux 3 acteurs :

  • le CPO (Charge Point Operator)

  • le MSP (Mobility Service Provider)

  • et l’installateur / mainteneur